Si l’on recherche les théories esthétiques s’approchant le plus de la conception que se fait Kundera du roman en tant que jeu ou expérience esthétique libérée, on pourra citer, outre l’esthétique de Mukařovský, que le romancier découvre dès ses années d’études, les notions de jeu esthétique et de liberté esthétique telles qu’elles sont développées par Friedrich Schiller dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme[1]. « L‘homme ne joue que là où, dans la pleine acception du mot, il est homme, et il n’est tout à fait homme que là où il joue »[2].
L’objet de l’instinct de jeu est la forme vivante, la beauté. « L’homme ne doit que jouer avec la beauté et il ne doit jouer qu’avec la beauté »[3]. L’homme entretient avec les choses une relation physique, logique ou morale, mais seule l’éducation esthétique permet de « cultiver la totalité de nos forces sensibles et spirituelles en les organisant le plus harmonieusement possible »[4]. Ces réflexions de Schiller sont remarquablement pertinentes dans le cadre de l’esthétique de Kundera.
Composition polyphonique du roman et la méditation
Dans les romans de Kundera l’action du roman se déroule dans le temps, et la première lecture demande une perception progressive des péripéties, de la première page au point final. La composition polyphonique, les essais insérés dans le récit, le contrepoint, les résonnances des diverses lignes thématiques et plans historiques ne peuvent être correctement perçues par le lecteur que s’il a embrassé l’œuvre tout entière. Elle s’expose à travers plusieurs couches sémantiques faisant sortir l’oeuvre de la dimension temporelle, linéaire, pour devenir aussi spatiale. L‘espace que l‘oeuvre crée cesse d‘être matériel. Il est destiné à provoquer une expérience esthétique à laquelle n’est pas étrangère la notion d’« alchimie »[5].
Par ces composantes esthétiques, métalittéraires, intertextuelles, cet œuvre nous offre (sans nous l’imposer pour autant) la possibilité de sortir de la perception linéaire, progressive de textes, pour adopter des approches de lecture plus « élevées ».
L’un des mots clés des essais de Kundera sur l’art du roman est celui de «méditation». La méditation nécessite de quitter la perception abstraite des tableaux et des récits et de les saisir non seulement par la raison, mais aussi par l’âme. Pour le dire avec les mots du titre de l’un des chapitres du troisième recueil d’essais intitulé Le Rideau, il s’agit d’« aller dans l’âme des choses ». Kundera emploie également le mot de « méditation » dans la quatrième partie de l’Art du roman : « baser un roman sur une méditation perpétuelle signifie aller à l’encontre de l’esprit de l’époque, qui a tout à fait perdu le goût de la réflexion »[6].
La première lecture d’un roman ne saurait être trop méditative, elle doit se dérouler de façon diachronique car entrer dans le plan temporel et suivre le déroulement du récit est une des conditions du jeu. On pourrait dire qu’elle correspond à l’« être-jeté » d’Heidegger. Un récit superficiel traversé de passages réflexifs devient passionnant, et garantit l’attention du lecteur sans pour autant exclure l’incompréhension voire l’irritation. La mémoire fixe en premier lieu ce qui nous frappe, mais reste la question de savoir pourquoi et comment certaines choses s’enracinent et non d’autres. La lecture méditative permet de percevoir l’ensemble de l’œuvre comme un édifice, et de le traverser dans différentes directions. Cet espace architectural peut être à trois dimensions, ou bien ouvert à d’autres plans de signification. (Et si nous devions évoquer ici un exemple de lecture méditative, il nous suffirait d’ouvrir les essais de Kundera et de lire les pages consacrées à Kafka, Tolstoï, Broch, Musil, Cervantès ou encore Janáček, Schönberg et tant d’autres artistes plus ou moins célèbres.)
Les thèmes de l’œuvre
Le jeu, la dimension esthétique de l’œuvre, la lecture méditative et l’interrogation donnent naissance à des accords ou des contrepoints grâce auxquels les personnages, les actions et les passages réflexifs résonnent et s’éclairent mutuellement. Quant à l’exécution individuelle – c’est-à-dire la lecture méditative – elle relie les neuf romans, le recueil de nouvelles, les pièces de théâtre et les quatre recueils d’essais contenus dans « l’œuvre » : les possibilités offertes par les traversées, les raccourcis, les enchevêtrements et les différenciations sont infinies. Les valeurs absolues, mais aussi les thèmes existentiels fondamentaux sont toujours les mêmes – et, du reste, ne peuvent pas changer, qu’il s’agisse de l’Antiquité, de la Bible ou du monde moderne. Et c’est bien ici que réside le cœur de toute la question : on dirait que le monde moderne s’est débarrassé d’elles, car l’homme moderne a perdu son Lebenswelt non seulement au sens de son existence concrète sur Terre, mais aussi et surtout au sens d’un mystère et d’une sacralité de la vie que le matérialisme résout en procédant à des ratures grossières. Car, au royaume des valeurs matérielles, poser publiquement la question des fins premières et dernières de l’homme, chercher en quoi réside l’individualité voire où siège l’âme est intolérable, pire : c’est banal et de mauvais goût. Dans l’œuvre de Kundera, les grandes questions sont omniprésentes, actives, et, pour employer un terme de chimie, non saturées. Elles se mêlent à des événements concrets, ancrés dans un temps historique précis, s’incarnent dans des variations toujours nouvelles, rappellent ingénieusement les zones qui sont restées vides après leur disparition. Elles nous provoquent, et il peut sembler au premier abord que les grands thèmes disparaissent : l’ironie, le paradoxe semblent témoigner de leur absence. Mais le témoignage d’une absence ne signifie pas une indifférence ou une négation, mais bien plutôt une puissante évocation. L’ironie, le rire et le paradoxe viennent remplacer les certitudes du monde ancien et jouent le rôle de vecteurs. Le roman issu de la découverte de la sagesse de l’incertitude propre à Cervantès ne peut conduire l’individu libre qu’à des questions, jamais à des réponses. L’expérience esthétique, qui n’est pas le pendant d’une expérience inesthétique mais une nécessité ontologique pour l’être humain, constitue le véritable noyau de l’œuvre. On peut dire d’elle qu’elle est et n’est pas une réponse en même temps. Et que le lecteur a sur elle les pleins pouvoirs.
Le roman et la musique
En ce sens, le principe même du jeu, qui constitue la forme et le fond est essentiel. Dans la perspective de l’œuvre accomplie, on perçoit une autre dimension : le concept de « jeu » se concrétise non seulement dans le sens de « dimension ludique », mais aussi d’« exécution musicale ». On peut ainsi comparer l’œuvre dans son ensemble à une partition : « Je voudrais que le roman, dans ses passages réflexifs, se transforme de temps en temps en chant », lisons-nous dans L’Art du roman à l’article Litanie. L’auteur y invite à une approche artistique exigeante et suggère à nouveau que la lecture courante ne saurait épuiser le potentiel sémantique, intellectuel, poétique et inspirant de l’œuvre. La possibilité de « jouer » le roman comme un scherzo, une fugue ou une cantate se fonde sur le recours intentionnel aux principes de la composition musicale dans la composition du roman, et ne peut se réaliser que grâce à une certaine forme d’exécution individuelle. La théorie de la littérature appelle généralement cette exécution la « réception », le structuralisme parle quant à lui de percepteur : les deux termes expriment une approche plus passive, dans une certaine mesure, que la notion de lecture ou de questionnement méditatifs.
Le recours à des éléments musicaux invite à analyser la technique de composition et constitue donc une initiation aux mystères de la forme, dont la beauté réside justement dans l’art[7]. Ici, un terme plus adéquat pourrait être celui d’exécution. Sans exécution, sans réalisation individuelle de la composition, la partition est condamnée à rester muette. Grâce à une approche esthétique active, le lecteur met en jeu de nombreuses capacités et qualités intellectuelles (méditatives, philosophiques, artistiques). Tous les lecteurs sont égaux face au livre. Après la lecture, après l’« exécution de l’œuvre », chacun est différent : chacun a « exécuté » l’œuvre de façon unique, lui a conféré une qualité particulière et en a tiré une expérience esthétique différente. Ou, pour mieux dire, chacun a réalisé une valeur esthétique différente. De cette manière, l’enjeu de la réalisation esthétique individuelle se change en poétique intime. Le terme d’architecture musicale employé par Kundera suscite l’idée d’une œuvre en tant que construction spatiale tout en orientant la perception de la composition musicale de son exécution (dans le temps) vers les qualités de sa forme. Pourtant, il ne suffit pas encore à saisir toutes les dimensions du roman, car la parole, le personnage, l’histoire racontée ainsi que l’idée sont des grandeurs bien plus complexes, plus riches, plus concrètes et plus équivoques que les éléments et les instruments avec lesquels travaille la musique. Et, surtout, ils touchent immédiatement la conscience quotidienne.
La question de la catharsis
Je n’ai pris conscience que récemment du fait que, du point de vue de sa composition, La Plaisanterie correspond à ce qu’on désigne en musique comme une « plaisanterie », à savoir le « scherzo ». Dans toutes les langues sauf l’italien la signification de « composition musicale » du mot reste cachée, implicite. Par contre, elle se manifeste dans la composition du roman et elle indique, d’une manière « subliminale » si nous voulons, dans quel état d’esprit la « partition » doit être exécutée. Pourquoi un scherzo ? Si La Plaisanterie n’était pas traversée par de l’ironie, de l’humour et des tonalités dramatiques et élégiaques, si l’on n’y entendait pas de voix diverses, de mélodies différentes et si on n’assistait pas à une succession de presto, d’andante, de lento et d’allegro, elle ne provoquerait qu’un sentiment d’humiliation et d’inutilité existentielle sans rédemption, un des exemples de plaisanteries sombres et cruelles de l’histoire.
En réfléchissant sur la production romanesque de l’époque où l’optimisme était de rigueur et les horreurs savamment dissimulées, on constate que, sans escroqueries intellectuelles et autres compromis, elle ne peut être perçue que comme pitoyable et sans issue. Kundera a beau choisir à dessein une position médiane dans le cadre de la tragédie historique, mettre plus en exergue l’aspect grotesque de l’histoire que sa face douloureuse, il semble que son roman exclue toute catharsis. C’est en tout cas ce dont j’étais persuadée en 1978 lorsque j’écrivais pour la première fois au sujet de La Plaisanterie[8]. Là où il n’y a ni dieux, ni vérité, la catharsis en tant que processus de purification est impossible. Cependant, dans la composition architecturale et musicale perçues du point de vue de l’œuvre entier, une nouvelle possibilité se fait jour : celle de l’exécution esthétique individuelle, qui a justement pour but de remplir une fonction cathartique. Dans La Plaisanterie, Kundera liquide les illusions portées par l’« Histoire divine » et la valeur de progrès, de la vérité et de la justice historiques. Dans tous ses autres romans, il continue d’exprimer son rejet de la civilisation contemporaine tout en soulignant et en exploitant esthétiquement les manifestations de la liberté d’esprit, laquelle tente de bannir du monde cet « esprit de l’époque » déshumanisé : la beauté, la musique, la poésie, le jeu, le rêve, la compassion, l’amitié, l’intimité. Et ainsi de suite. La laideur et la consternation face à l’« esprit de l’époque » trouvent leur pendant lumineux dans une composition raffinée, inspirante et riche. Il me semble que c’est justement l’« exécution » esthétique individuelle de l’œuvre romanesque qui constitue la possibilité – réalisable à titre individuel – de catharsis : elle était potentiellement présente dès le début, et est pleinement réalisée dans l’espace multidimensionnel de l’ensemble vu de manière synchrone.
La catharsis est le fruit de l’anagnorisis, c’est-à-dire le passage de l’ignorance à la connaissance. C’est vers elle que tend la lecture méditative, si tant est qu’elle puisse révéler tout le sens potentiel, informulé, latent des choses. Dans son Entretien sur l’art de la composition, Kundera emploie le terme de « pensée hypothétique » (par opposition à la pensée dogmatique)[9]. Les plans sémantiques latents font partie de cette pensée hypothétique et suscitée par le roman. Considérons à nouveau ici l’exemple de La Plaisanterie : à quoi le titre de l’œuvre renvoie-t-il ? Au début du roman, une carte postale parodiant une citation de Marx et qui déclenche toute une série d’événement catastrophiques dans la vie de Ludvík, le personnage principal, est désignée comme une « plaisanterie ». En réalité, cette carte postale n’est qu’une cause substitutive à sa tragédie : la cause véritable, c’est la logique perverse de la société, la période historique. Mais que désigne un terme aussi générique ? Une résignation non seulement au sens de l’histoire, mais aussi à celui de sa propre vie ? Ce serait là un nihilisme pur et simple, contre lequel se dresse la valeur esthétique même de l’œuvre. À la fin du roman, Ludvík se rend compte que c’est l’Histoire elle-même (et par cette majuscule, l’auteur distingue la conception marxiste et plus généralement moderne de l’histoire en tant que grandeurs indépendantes et capables de procès définitifs) qui plaisante. Il semble clair, à la première lecture, que Ludvík en est la victime, et que sa vie est irrémédiablement déterminée par l’Histoire. Toutefois, si le lecteur envisage et « réécoute » tout le roman dans un état d’esprit correspondant au sous-titre Scherzo, cette perspective conventionnelle et évidente se trouve inversée : au bout du compte, Ludvík n’est-il pas le mieux loti de tous les personnages ? N’est-il pas, du fait de sa tragédie personnelle, le seul parmi eux à ne pas avoir pris part à la tragédie historique ? Paradoxalement, c’est à sa malchance qu’il doit sa chance. Il a été protégé du mal. Il a perdu le train de la grande Histoire, il a gardé sa conscience.
Il est vrai que son innocence n’est pas le fruit d’une décision consciente : elle semble procéder d’un simple malentendu. Où non ? Plaisanter, être blagueur voire spirituel était sa qualité dès le début. Etant donné qu’il est a été créé par un romancier qui accorde à l’humour une importance suprême, prendre cet aspect de son caractère comme déterminant est certainement conseillé. Par sa tentative a posteriori de se venger, Ludvik ne fait que rendre tangible le fait que ses pas ont été portés par un malencontreux « esprit de l’époque ». Contrairement aux autres personnages, cependant, il réfléchit à propos de l’Histoire. Zemánek, son antagoniste, est un Narcisse dépourvu de mémoire, qui franchit sans aucune conscience morale les écueils de l’Histoire, allant de succès en succès. Kostka est un homme à la foi solide et aux compromis ingénieux, Jaroslav paiera son amour de la tradition, Helena soigne sa sentimentalité myope ; ses cliché et ses phrases toutes faites par une tentative de suicide péniblement ratée. A la fin de la partie d’échecs avec l’histoire, la rédemption possible apparaît comme le regret, la connaissance amère mais vraie des choses, l’amour de la musique et des amis. C’est une tragédie personnelle qui transforme l’ignorance en connaissance : par le biais de l’expérience individuelle, grâce à l’ébranlement et à la compassion de la catharsis comprise au sens d’Artistote s’ouvrent les portes de la connaissance. En ce sens, sa défaite est plus humaine que sa victoire. Plus forte que Ludvík, l’Histoire en a fait son jouet, son captif mais, par contre, elle a perdu son charisme divin. Elle a perdu son H majuscule et avec elle son statut de divinité athée[10]. Le nouveau regard de Ludvik et sa prise de conscience ont changé le signe de son vécu de négatif en positif. De la plaisanterie au scherzo. Un rire silencieux et libérateur nait de cette métamorphose et attend le lecteur, lequel, d’une manière ou d’une autre, finira par «y arriver». La catharsis atteint une profondeur et une plénitude tout aristotéliciennes, elle est traversée par un sourire et par un plaisir esthétique, comme il le faut.
- F. Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, trad. Robert Leroux, Paris, Aubier, 1970. ↑
- Ivi, Quinzième lettre. ↑
- Ibidem. ↑
- Ivi, Vingtième lettre. ↑
- Voir M. Kundera, Entretien sur l’art de la composition, IV Partie de L’Art du roman, dans M. Kundera, Œuvre II, F. Ricard (dirigé par), Paris, Gallimard, 2011, pp. 683-700. ↑
- M. Kundera, L’Art du roman, op. cit., p. 727. ↑
- Voir F. Schiller, Lettres à Körner, in Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, op. cit. ↑
- S. Richterová, Tři romány Milana Kundery, in Slova a ticho (1978), aujourd’hui dans Eseje z české literatury, Prague, Pulchra, 2015. En français : Les romans de Kundera, dans «L’Infini», n. 5, 1984, pp. 32-55 (version abrégée). ↑
- M. Kundera, Entretien sur l’art de la composition, IV Partie de L’Art du roman, op. cit., pp. 683-700. ↑
- « le monstre vient de l’extérieur et on l’appelle Histoire » : in M. Kundera, L’Héritage décrié de Cervantes, I Partie de L’Art du roman : ivi, p. 645. ↑
(fasc. 48, 11 luglio 2023)