Que Satgé écrivain[1] soit hanté par Proust, il n’en fait pas mystère, dès son incipit : « Longtemps nous nous sommes levés de bonne heure »[2] (p. 13). Et vu que sa profession l’a amené à parler musique, cet incipit livre au lecteur une sorte de « clé » qui engage un registre de lecture : le texte ménage, d’une partition l’autre, des variations tour à tour en chant proustien et en contrechant[3] satgéen. Ce roman d’« après-Proust » révèle d’abord un héritage pour ce qu’il présente de commun aux deux auteurs, dans leur vision du monde, de l’homme et de l’amour : l’œcuménisme des arts, la relativité du temps, le privilège des sensations et le pouvoir de la réminiscence, jalousie, souffrance et deuil d’un amour à jamais perdu. Satgé déchiffre dans la Recherche (et confie au lecteur) des considérations qu’il aurait aimé écrire lui-même au point de les souscrire à la lettre, tant ce Du côté de chez Swann « met en scène un lecteur qui me ressemblait comme un frère » (p. 178). Mais justement, déjà écrites et signées – « épuisées »[4] – (par Proust), celles-ci appellent une version renouvelée, exigent une appropriation originale à nouveaux frais : « écrire N20[5], c’était continuer, sur ma lancée, à traduire la Recherche en latin, puis à la détraduire » (p. 214). Une écriture « d’après » Proust en reprendra la clé et la mélodie, mais pas les paroles de la chanson, lorsque le « souci principal » deviendra celui de « se démarquer de Proust » (p. 218), au moment même où le Narrateur l’interpelle bruyamment, comme dans l’incipit, ou dans cette phrase charnière entre deux chapitres : « Monsieur Charles est servi », dit par Madeleine, fait résonner, dans toute oreille proustophile, l’hypotexte « Mademoiselle Albertine est partie »[6], attribué à Françoise. Palimpseste que Satgé confirme d’ailleurs un peu plus loin[7], comme dans ces hebdomadaires de mots croisés qui dévoilent les solutions à la dernière page. Cependant, les personnes ont, dans les deux cas, changé de nombre (je/nous) ou de sexe (Albertine/Charles), d’heure (soir/matin) ou d’action (couché/levés, partir/venir manger). Voilà pour le contrechant.
Cet « après Proust » cathartique, libérateur s’infusera de Nouveau Roman, et de Nouvelle Critique (Barthes, Genette)[8], dont l’auteur s’est imprégné à l’âge où on est le plus réceptif : on verra comment certains procédés de construction brillamment mis en place par Proust seront portés à l’extrême pointe d’une programmation fractale, qui embrasse d’un même dessin tous les plans et tous les niveaux du roman. Autour de cet axe vertigineux et encombrant qu’est la lecture de la Recherche par le Narrateur de Tu n’écriras point, il faut en vérité partager différentes ères : un « avant [la lecture de] Proust » engrange une expérience affective de l’enfance et de l’adolescence, ce trésor du paradis perdu où l’écrivain, à la faveur d’un retour sur les lieux, puise à pleines mains la matière de son roman : c’est le « sens et la vérité de ce Jardin, celui d’avant – avant l’autoroute, avant Proust, et même avant Caroline –, ce Jardin originel » (p. 174) ; un « pendant Proust » galvanise et anoblit ce patrimoine du cœur et des sens, y révèle une fraternité prestigieuse des malades d’amour, indique sans doute aussi des « clés » (au sens musical) de composition. Puis un « après Proust » travaille une possibilité de contrechant, dont les traces se lisent dans la longue durée de la genèse : « le ‘nouveau roman’ commençait à faire son effet, l’histoire de mes lectures permettrait de dater assez précisément ces manuscrits » (p. 223).
On le devine, Proust est nommé, évoqué, interpellé, émulé, prolongé, pastiché ou taquiné à chaque page de Tu n’écriras point. Il est bien sûr impensable de vouloir faire le tour de tous les types et modes de présence de Proust dans le roman de Satgé (il y faudrait tout un livre). On peut cependant ramasser (résumer) quelques lignes de force thématiques, stylistiques et poétiques, qui permettront de progresser du local (le motif, la figure, l’épisode) au global (l’architecture de l’œuvre) en gravissant le fractal (structures phrastiques et textuelles), et d’alterner à chaque fois le « chant » (notoire et sonore, commun à Proust et à Satgé) et le « contre-chant » (où Satgé dévie du sillon proustien et adopte un autre point de vue).
Thématique
Tout comme la Recherche, le roman Tu n’écriras point raconte l’écriture-traduction laborieuse, combattue, soufferte d’un passé « perdu » et « retrouvé ». Mais si, chez Proust, c’est le sommeil et ses franges (insomnies, rêveries et réveils) qui ramènent en cercle autour du dormeur tous les lieux où il a vécu, et met ainsi en branle les souvenirs qui engendreront le récit, chez Satgé, c’est, à l’inverse, un retour sur les lieux qui rappelle d’abord les nuits puis les jours des étés de l’enfance. Les deux romans débutent sur de longues et magnifiques pages consacrées aux sommeils, mais il faut en inverser la logique de cause à effet quant à leur relation au récit qui suit, puisque chez l’un, les sommeils produisent un retour mental sur les lieux, alors que chez l’autre, c’est le retour réel sur les lieux qui rappelle les sommeils passés.
Ceci dit, le « la » est donné, qui garantit la présence de l’hypotexte proustien sous le texte satgéen, en même temps qu’un coefficient de « jeu », clé du contrechant. Certes, une villégiature campagnarde, qu’elle se passe en Val de Loire ou dans l’Aude occitane, a tout naturellement ses rites pittoresques, ses édifices de charme (château, église), ses parcs et ses menus de saison, le tout saisi et confit dans la sensorialité poreuse de l’enfance. Mais la coïncidence diégétique (l’été campagnard) cesse d’être fortuite dès lors que Satgé lui-même parsème ses pages d’allusions explicites, en particulier des comparaisons, tant, avoue-t-il, « l’itinéraire du Narrateur préfigurait si exactement le mien que la Recherche aurait pu me servir de précis, de fidèle, d’amical guide amoureux » (p. 181). Aussi enchaine-t-il des interprétations « proustiennes » de son passé en clé de « comme » : Gilberte, Oriane, Albertine, et l’Odette de Swann sont tour à tour convoquées comme modèles et légendes (dans les deux sens du terme : figures mythiques et didascalies) des femmes aimées. Les accompagnent, outre quelques brèves citations, nombre de motifs, de figures, d’épisodes.
Des motifs : entre autres, des allusions à la lanterne magique (cf p. 152), aux meubles révoltés de la chambre à coucher (cf p. 71), au « miracle de la réminiscence » (p. 179), à la madeleine (cf p. 180) et aux pavés inégaux (p. 28), comme aussi aux pages odorantes du livre préféré de l’enfance (Ségur[9] contre Sand) :
il était d’une autre nature, presque d’une autre matière que les livres ordinaires ; et ses pages épaisses et poreuses ont eu le temps de s’imprégner pour toujours de l’odeur brûlante des aiguilles de pin (au point que des années plus tard, en plein hiver, les feuillets impalpables et comme abstraits des livres de la Pléiade, qui ôtent toute saveur à la lecture, communiquant aux récits les plus colorés leur ennui universel et clérical, en garderont malgré tout un parfum affaibli) le jour où l’on découvre que le sortilège qui enferme une sensation dans un objet, et l’y cache pendant des années, constitue justement le sujet du Côté de chez Swann – de sorte que l’expérience qu’on aurait pu croire banalisée et désamorcée par sa célébrité même devient aussitôt concrète et actuelle : pour vivre à notre tour le miracle de la réminiscence, nous n’avons aucun besoin du « gâteau court et dodu », du « petit coquillage de pâtisserie » vendu à Combray, puisque notre madeleine, c’est tout simplement le livre que nous tenons entre les mains. (Pp. 179-80)
Des figures (métaphores et comparaisons) : le « petit paradis enfantin » (p. 57), les « écluses de bois », le « réservoir du jour », les « échelles magiques » des volets traversés de soleil (cf p. 17), l’indivision collective de la chorale semblable à celle des jeunes filles en fleurs : « une beauté indéterminée circulait de l’une à l’autre, collective et flottante, réversible sur la tête de chacune » (p. 119) ; ou encore ce carillon du clocher « qui ne résonnait pas, mais inscrivait en caractères déliés, raffinés par la distance, calligraphiés en lettres dorées sur le fond d’azur, la devise qui enjoignait à chacun de se mettre en marche » (p. 115), calque les cloches proustiennes du dimanche après-midi :
[l’heure] la plus récente venait s’inscrire tout près de l’autre dans le ciel et je ne pouvais croire que soixante minutes eussent tenu dans ce petit arc bleu qui était compris entre leurs deux marques d’or. Quelquefois même cette heure prématurée sonnait deux coups de plus que la dernière ; il y en avait donc une que je n’avais pas entendue, quelque chose qui avait eu lieu n’avait pas eu lieu pour moi ; l’intérêt de la lecture, magique comme un profond sommeil, avait donné le change à mes oreilles hallucinées et effacé la cloche d’or sur la surface azurée du silence. (P. I, pp. 86-87)
Des épisodes : la messe dominicale (cf pp. 118 sgg.), les repas gourmands (cf pp. 79-81), la lecture dans le jardin (cf pp. 103-104, 78), le baiser à l’aimée (p. 182), Caroline/Oriane dans le chœur de l’église (p. 263) etc. Bien des affinités apparaitraient si nous nous donnions le temps d’une microlecture comparée.
Mais le lecteur s’éveille bientôt à la tentation ludique qui « joue » souvent avec les allusions en les déplaçant ou en les transformant : Françoise devient Madeleine, et Saint-Hilaire est un village, Albertine se transforme en Caroline, et son vélo, en solex. Le pavé descellé a quitté le baptistère de Venise pour un banal parking (cf p. 28). Le « fauteuil magique » du dormeur éveillé se métamorphose en cube (cf p. 15) ou en vieux cartable « où tous [s]es âges sont confondus » (p. 201) ; les « trois arbres d’Hudimesnil » sont remplacés par trois mystérieux panneaux dans l’église cf p. 20) ; et ce qui « résume » au mieux la ville, ce n’est plus cette église de Combray, mais le théâtre de Bayreuth (cf p. 33). On ne peut s’empêcher de penser au Raúl Ruiz du film Le Temps retrouvé (1999) qui, ayant si bien saisi l’esprit du roman, est capable de s’affranchir d’un rendu littéral au point de hasarder des motifs bien à lui, qui sont encore les plus proustiens de tous. « Traduire et détraduire », disait Satgé.
Trois exemples d’épisode, parmi bien d’autres possibles, permettront d’apprécier ce creuset du pastiche où des paroles neuves se marient à une mélodie familière. C’est d’abord la « scène » de Madeleine (encore une syllepse, aux sens à la fois théâtral et humoral, de drame et de furie furieuse), qui ne supporte aucun
aménagement de son emploi du temps (un retard de dix minutes la condamnerait, ou plutôt l’inciterait à commencer bruyamment la vaisselle au moment du générique, et l’hypothèse absurde selon laquelle elle pourrait s’intéresser au journal de l’autre chaine, qui débute un quart d’heure plus tard, ne mériterait sans doute qu’un imperceptible haussement d’épaules, quelques grognements indistincts au-dessus de l’évier, suivis de l’improvisation, sur son instrument de percussion liquide, d’un récital dans lequel le célesta des verres et des assiettes, le xylophone des casseroles et même les cymbales des poêles seraient aussitôt couverts par l’orage métallique des couteaux et des fourchettes). (Pp. 69-70)
Cette scène de Madeleine qui entrechoque la vaisselle par protestation peut être vue sous deux angles, chacun ramenant à Proust par des voies différentes, l’une pragmatique et l’autre analogique. Une signification communicationnelle rappelle une même protestation bougonne, aussi éloquence que muette, que Françoise « met en scène » lorsqu’on la réveille de nuit et contrarie son repos légitime :
Françoise avait su faire la leçon à son corsage, à ses cheveux dont les plus blancs avaient été ramenés à la surface, exhibés comme un extrait de naissance, à son cou courbé par la fatigue et l’obéissance. Ils la plaignaient d’avoir été tirée du sommeil et de la moiteur de son lit, à son âge, obligée de se vêtir quatre à quatre, au risque de prendre une fluxion de poitrine. (P. III, p. 132)
Voulant elle aussi transmettre son ressentiment, Madeleine ne ramène pas sur son front ses mèches les plus chenues pour argumenter d’un grand âge qui rend scandaleux et impitoyable un réveil nocturne, mais, pour protester contre un diner qui s’éternise et risque de la priver de « son » journal télévisé, elle amplifie le concert de sa batterie de cuisine. Le message de rébellion est confié aux choses plus efficacement qu’aux mots.
Un deuxième angle de vue nous mène alors à un autre motif de comparaison, inspiré par le lieu de la scène, et c’est la portée analogique tissée autour du personnage : la symphonie des cuivres, argents, porcelaines et fers-blancs porte à son paroxysme une métaphore filée du genre de celle qui amplifie la force « volcanique » de Françoise dans son arrière-cuisine :
Françoise, commandant aux forces de la nature devenues ses aides, comme dans les féeries où les géants se font engager comme cuisiniers, frappait la houille, donnait à la vapeur des pommes de terre à étuver et faisait finir à point par le feu les chefs-d’œuvre culinaires d’abord préparés dans des récipients de céramiste qui allaient des grandes cuves, marmites, chaudrons et poissonnières, aux terrines pour le gibier, moules à pâtisserie, et petits pots de crème en passant pas une collection complète de casseroles de toutes les dimensions (P. I, p. 119)
Le jeu du contrechant ? Satgé quitte le sillon proustien du mythe (Vulcain) pour suivre le sien propre, celui de la grande musique symphonique (Wagner ?) : traduire et détraduire.
Un second épisode fournit lui aussi un chant (une allusion proustienne bien sonore) et un contrechant (un salut espiègle, plus en sourdine, pour les « bons entendeurs » ?). Les matinaux et poétiques « cris de Paris » entendus au réveil par le Narrateur de Sodome reviennent à Servières comme autant d’appels des ambulants, mais ils perdent leur charme pour devenir de bruyants klaxons :
(le jour où nous avions insisté pour que Madeleine achète [une fougasse] au boulanger qui tous les mardis après-midi klaxonnait longuement dans la cour de Servières (moins odieux que le poissonnier qui le vendredi matin se faisait le pieux devoir de nous réveiller à 7 heures pour pasticher les premières pages de Sodome et Gomorrhe en psalmodiant comme un long récitatif le catalogue des arrivages […]) […]) (p. 124)
Alors que ces « cris de Paris » sont bien loin du menu combraisien de Françoise à Combray (des années et des volumes), à Servières, ils font signe unis à la fois par une logique « du jour » qui veut que le marché conditionne le menu et par une enclave phrastique balisée par un double jeu de parenthèses. L’évocation poursuit en effet sa lancée vers ce qui, à midi, tomberait dans l’assiette des enfants déçus :
[…] le catalogue des arrivages, première étape d’un chemin de croix qui souvent se poursuivait au déjeuner par une plus douloureuse station, l’ingestion du « poisson du jour », dénomination prometteuse mais illusoire, puisqu’elle n’évoquait les caprices de Neptune, la diversité de la faune marine et les aléas de la météorologie que pour annoncer, deux fois sur trois, le retour de la redoutable raie au beurre noir) (p. 124)
L’ensemble constitue un unique contrechant (désappointé) de la sensualité poétique et gustative du Narrateur de la Recherche, lequel accordait au menu de Françoise une variété, une qualité et un succès exaltés qui ici sont niés, et aux cris de Paris, une poésie musicale que le klaxon gâche en bruit rauque ou strident. Mais si Satgé a renversé radicalement la prosodie sémantique de l’allusion (d’euphorique en dysphorique), il en conserve la chanson (cette superbe énumération qui devrait garantir la succulence du repas, P. I, 70), et le motif, ces syllabes en écho susceptibles de syllepse : une note humoriste de l’auteur [Satgé] émet l’hypothèse d’un (inconscient ?) jeu de mots de l’auteur [Proust], qui, au boniment des vendeurs ambulants, note la nuance de la « raie du jour », non plus lueur mais poisson (P. III, 519).
De telles gaillardes enjambées satgéennes dans l’espace du roman proustien me permettent d’avancer à mon tour une autre double allusion, ouverte et couverte : l’apparition de Caroline sur son Solex est rapprochée nommément – et sans trop de surprise – d’autres apparitions galvanisantes, celle de Gilberte dans son jardin et celle d’Albertine sur son vélo :
Au moment où se distingue enfin le ronron familier du Solex (on ne peut pas le confondre avec celui, plus strident, de la Mobylette du régisseur), il faut se forcer à ne pas bouger : attendre de la voir apparaitre au bout de l’allée, à contre-jour, plus énigmatique que Gilberte derrière les aubépines, plus triomphale qu’Albertine au bord de la mer… (p. 180)
Cependant, une telle apparition, dans le parc mal éclairé, « énigmatique », qui oblige le Narrateur à rester sur ses gardes comme au soupçon d’une attaque, en rappelle une autre à Combray, que caractérise, comme ici, l’opposition de deux signaux sonores :
Nous entendions au bout du jardin, non pas le grelot profus et criard qui arrosait, qui étourdissait au passage de son bruit ferrugineux, intarissable et glacé, toute personne de la maison qui le déclenchait en entrant « sans sonner », mais le double tintement timide, ovale et doré de la clochette pour les étrangers, tout le monde aussitôt se demandait : « Une visite, qui cela peut-il bien être ? » (P. I, pp. 13-14)
Symétriquement à la « raie du jour », signifiant unique qui supporte deux lectures (lumière et poisson), ici deux signifiants s’attirent à la faveur d’une paronomase : Sonnette/Solex, pour superposer deux scènes.
Figures, motifs, épisodes apparaissent comme autant de signaux enjoués et parfois semi-sérieux que l’auteur lance aux lecteurs en veine d’interprétation et de « sources » (autre sorte de « clés »). Plus subtile et plus esthétique est une autre affinité entre nos deux auteurs, qui implique des choix stylistiques convergents.
Stylistique
Sur un plan plus formel, Proust et Satgé partagent une même préférence syntaxique, celle pour la phrase longue : tous deux s’accordent sur l’« imposture » foncière de la phrase courte (cf p. 217), ces « petits morceaux de phrase » qui ne font « pas des phrases », selon Proust[10]. Sans nul doute, si Proust a exercé sur lui quelque influence, elle passe nécessairement par sa syntaxe, principal instrument permettant d’articuler une pensée analogique complexe (nous y reviendrons). Satgé le reconnait, qui avoue la « contagion rétrospective » de la lecture de Proust alternée à l’écriture :
Lire Proust, c’était me relire, ou plutôt me faire relire par Proust lui-même, lecteur très indulgent (cela faisait sans doute partie de sa stratégie), qui non seulement ne jugeait pas mon manuscrit, mais m’encourageait à demi-mot, en reversant sur lui une part de son génie, avec une générosité, en tout cas une gentillesse qui auraient dû me mettre en garde (pour ne pas en être dupe, il aurait fallu mieux connaitre son exquise courtoisie, les compliments factices et les mensonges polis qu’il multipliait dans ses billets mondains…) (pp. 217-18)
La longueur des phrases s’obtient de plusieurs manières : au niveau phrastique, par l’ajout de subordonnées circonstancielles, qui entourent les deux syntagmes nucléaires de la phrase de base type que sont le syntagme nominal (à fonction sujet) et le syntagme verbal (à fonction prédicat). Contribuent plus encore à l’allongement de la phrase deux opérations : une expansion du syntagme (jusqu’aux propositions complétives du verbe, et aux relatives adjectives épithètes du nom), et un déploiement du paradigme, tels les différents types d’énumérations, qui peuvent converger utilement autour d’un pivot commun (ce qu’Yvette Louria a étudié sous le nom de « convergence stylistique »). Enfin, plus périlleuses et plus exigeantes, les suspensions syntaxiques (détachements et insertions) viennent écarteler les membres nucléaires, les hachant de ponctuation (virgules, tirets, parenthèses). Or, vue sous cet angle des dépendances syntaxiques, la phrase de Proust s’étaie sur une architecture parfois très simple, comme la longue phrase des « chambres » : « je »[SN sujet] « finissais par me les rappeler toutes »[SV prédicat] (P. I, 7). Ce « toutes » sert de pivot de convergence à une énumération quaternaire correspondant chacune à un (très long) syntagme nominal C.O.D. de « rappeler » : « chambres d’hiver », « chambres d’été », « la chambre Louis XVI », « celle […] en pyramide ». C’est donc ici le SV prédicat qui s’allonge démesurément, à coup d’expansions épithétiques (adjectivales ou relatives) accrochées aux diverses « chambres » : « chambres d’hiver où, où et où », « chambres d’été où, où, où » ; la chambre Louis XVI si gaie que… », « celle où ; où ; où ». Syntaxiquement parlant, rien de plus limpide[11] : un arbre à deux branches essentielles, P[hrase] = SN + SV.
Ces divers procédés syntaxiques travaillent également la longue syntaxe satgéenne. Voici un extrait qui illustre à la fois l’expansion épithétique du SN (signalée par Exp[…]), la suspension des parenthèses (qui se signalent d’elles-mêmes) et la convergence des anaphores (soulignées) :
[…] la Salle à manger. La pièce Exp.[dont les murs étaient recouverts (comme dans un chalet) de lattes de bois sombre qu’égayaient à peine les vieilles assiettes en porcelaine exposées comme des tableaux, mais dont nous négligions la fonction esthétique pour nous en tenir à la promesse de plaisirs plus matériels] ; la pièce Exp.[glaciale que tante Suzanne, alors porte-parole de belles-sœurs plus jeunes et plus timorées, n’appelait jamais, même en présence de Bon-papa, que « la Cave » (elle semblait en effet plus profondément enfouie dans le sol que le hall et le salon, avec lesquels elle communiquait)] ; la pièce Exp.[aveugle (la seule qui au rez-de-chaussée donne sur l’arrière de la maison), qui ne voyait jamais le jour (Madeleine n’avait eu aucun combat à mener pour fermer définitivement les volets de fenêtres qui, à cause de la dénivellation entre le parc et le Sol, ouvraient sur un mur lépreux et un caniveau nauséabond)] : le faux lustre Exp.[entouré d’un tissu sur lequel courait une ronde de pampres, de ronces et de feuilles mortes dont les rouges et les bruns installaient en plein mois d’août une éternelle Toussaint], ne l’éclairait pas vraiment ; il se contentait de repousser et de tenir provisoirement en respect les masses d’ombres Exp.[tapies autour de nous pendant le déjeuner, qui guettaient sans impatience le moment de notre départ pour reprendre leur place légitime] (pp. 70-71) [N.d.R.: in questa citazione le porzioni di testo sottolineate sono state rese con il tondo]
Rapportée par anaphore au dernier SN de la phrase précédente (la Salle à manger), cette suite de SN a trois fois pour tête « pièce », hypéronyme de salle à manger, et accueille les expansions qui suivent comme autant d’énoncés descriptifs, sinon définitoires (prenant leur départ d’un aristotélicien « genre prochain ») : la pièce, /sombre/, /glaciale/, /aveugle/. Par-delà le point final qui suit « Salle à manger », on peut interpréter ces trois longs syntagmes comme autant d’appositions à « Salle à manger », ce qui assure une forte cohésion textuelle entre les phrases. De même, « le faux lustre », partie constitutive de la pièce, est cohésif avec les SN qui précèdent au moyen d’une anaphore associative fondée sur la relation méronymique. Il rend vraisemblables (et donc cohérentes), les « masses d’ombre » qui clôturent le paragraphe.
Par son thème commun de l’//Habitation//, cet extrait peut faire penser à celui des chambres de Sommeils. Avec, cependant, des différences substantielles, telles qu’elles superposent un certain contrechant à la petit musique proustienne.
D’abord, les expansions nominales sont farcies d’insertions parenthétiques[12] qui en compliquent l’architecture syntaxique, car elles ne présentent pas, par définition, de mot de liaison qui en indique la localité dans l’arbre, mais développent une relation logique par simple juxtaposition, où domine largement la valeur causale ou explicative (« en effet »). Du même coup, la courbe mélodique subit, elle aussi, ces décrochements parenthétiques qui traduisent la différence de plan (principal/secondaire). Ensuite, apparait ici un trait récurrent de l’énumération satgéenne, opposé à sa pratique chez Proust. Ce dernier qui, malgré ses apparentes « longueurs », œuvre à tout moment pour la plus grande concision expressive, répugne à reformuler ce qu’un seul mot bien choisi suffit à exprimer ; aussi ses énumérations composent-elles une analyse complète, synesthésique[13] de l’objet : par tous les sens, sous tous ses aspects et toutes ses qualités, sans qu’il y ait de répétition. Trois exemples emblématiques, l’insomniaque, les feuilles de tilleul et le couvre-lit à fleurs de tante Léonie :
tandis que j’étais étendu dans mon lit, les yeux levés, l’oreille anxieuse, la narine rétive, le cœur battant (P. I, p. 8)
les feuilles, ayant perdu ou changé leur aspect, avaient l’air des choses les plus disparates, d’une aile transparente de mouche, de l’envers blanc d’une étiquette, d’un pétale de rose, mais qui eussent été empilées, concassées ou tressées comme dans la confection d’un nid (P. I, p. 50)
[odeurs] saisonnières, mais mobilières et domestiques, corrigeant le piquant de la gelée blanche par la douceur du pain chaud, oisives et ponctuelles comme une horloge de village, flâneuses et rangées, insoucieuses et prévoyantes, lingères, matinales, dévotes, heureuses d’une paix…… (P. I, p. 49)
Certes, Satgé aussi utilise l’énumération pour développer les différentes qualités d’un même objet (comme ici la pièce /sombre/, /glaciale/, /aveugle/, ou la « forme personnelle, active, pratique et ménagère de prière » de Madeleine, p. 79) ; ou bien, par extension définitoire, les éléments constitutifs d’une même classe, comme cet inventaire des fusils de chasse exposés dans le hall, ou (citation suivante) les mobiles qui peuvent justifier une certaine réponse :
La rangée des fusils (la petite douze, la carabine de nos chasses clandestines, l’archaïque seize, que ses percuteurs manuels faisaient ressembler à un mousquet, et le chef-d’œuvre, le Darne de Bon-papa, sur la crosse duquel ses initiales sont entrelacées, notre premier fusil officiel, celui auquel nous avions doit à tour de rôle après le permis) (p. 21)
Et il me faut plusieurs secondes, le temps de bégayer quelques banalités sur le caractère privé de cette fête familiale (à quoi elle réplique – ironie, cruauté, inconscience, provocation, simple politesse ou véritable affection ? – tu sais bien que tu fais partie de la famille) (p. 138)
Mais bien plus souvent, ce qui frappe, c’est la tendance à fouiller la langue en quête, non du mot juste et unique, mais de toutes les variantes expressives parmi lesquelles Satgé ne se résigne pas à choisir, ouvrant une palette qu’il expose telle quelle à la lecture, comme autant de petites bouchées d’images à déguster :
Elle n’aurait habité la petite maison, la maison du gardien, la maison de poupée, la maison de Tristan que comme un purgatoire précédant le paradis où elle est maintenant installée avec Bernard (p. 269)
Ils erraient comme des fantômes, pâlis, décolorés, privés de substance, de chair et de chaleur, réduits à leur rythme (p. 155)
[…] la porte de la cuisine, bardée d’énormes verrous qu’elle refermait derrière chacune et chacun ; de sorte que, sauf aux rares moments – quelques jours par an et quelques heures par jour – où elle libérait à contrecœur l’entrée principale (on se sentait toujours vaguement coupable de l’utiliser), on ne pouvait pénétrer dans ce théâtre dans traverser la loge du gardien, dans cette forteresse sans passer par le contrôle de sa geôlière, ou (plus exactement) dans ce couvent sans se soumettre au regard de l’impitoyable sœur tourière. (P. 18)
Les métaphores institutionnelles du théâtre, du couvent et de la prison visent à imager l’effet de clôture annoncé par les « énormes verrous ». Une seule d’entre elles aurait pu suffire, mais on gage que Satgé musicien est amoureux des variations sur le thème, ce qui transparait dans son amour pour Bach.
Le déploiement du paradigme sur le syntagme, facteur dominant (avec la parenthèse) de la longueur des phrases chez Satgé, emprunte donc deux ingrédiences : l’une, lexicale, tient au potentiel synonymique des termes alignés, qui fédèrent plusieurs signifiants (Sa) autour d’un (même) signifié (Sé = Sa1 + Sa2 + Sa3 +San), l’autre, sémantico-référentielle, recourt au balayage détaillé des éléments-signes d’un même ensemble, par voie d’extension (Classe = S1 + S2 + S3 + S4 + Sn). Voici un exemple qui noue adroitement au pivot « un souvenir de » d’une part, la reformulation du concept d’/aventure/ (par « voyage », « exploration, « expédition », « plongée ») et d’autre part, l’énumération des trois romans les plus connus de Jules Verne :
Aujourd’hui encore, il m’arrive de penser – de rêver – que si Caroline a gardé un souvenir de ce qu’on ne peut même pas appeler notre vie commune, ce ne doit pas être celui du voyage à Bayreuth – le plus long que nous ayons entrepris ensemble – mais de cette exploration vernienne, de cette expédition plus audacieuse que le voyage de la terre à la lune, plus aventureuse que le tour du monde en quatre-vingt jours, plus périlleuse que le voyage au centre de la terre : notre plongée à fond de cale, dans les entrailles du Festpielhaus. (P. 33) [N.d.R.: in questa citazione il sottolineato viene reso con il grassetto]
Cette dernière version du procédé, en particulier, se retrouve à tous les degrés de construction du roman : elle contribue à conférer à la structure du texte une harmonie fractale qui nous occupera désormais, pour aboutir à la formule poétique centrale du roman, la scène.
Poétique
L’un et l’autre de ces modes de déploiement du paradigme peuvent s’étager sur tous les niveaux de structuration du texte, tant l’énumération d’un ensemble que la variation lexicale par reprise partielle ou reformulation : de la série d’adjectifs incidents au nom à la suite de syntagmes, coordonnés ou juxtaposés, ou de l’éventail des subordonnées, par exemple hypothétiques (soit que…, soit que…, soit que…), à l’enchainement de paragraphes unis par un même thème-titre englobant, voire à la succession des chapitres. Ils s’appuient au besoin sur l’anaphore, lorsque le détail est si riche qu’une reprise du même (son pivot de convergence) est nécessaire de loin en loin (comme les pièces de S. voir plus haut, ou encore la reprise de « Spectacle » aux pp. 86-87).
Soit le paragraphe suivant. L’attribut de la première phrase s’adonne à ce pur empire de la signifiance qu’a contribué à libérer un Roland Barthes : le jeu de dérivation à partir de la racine savante scol– semble vouloir faire ce qu’il dit en évoquant les premiers spécialistes des langues :
Une génération de glossateurs : nous aurons été scolaires, scolastiques (et parfois scoliotiques), mais avant tout scoliastes (le titre rêvé, pour qui aurait voulu écrire notre histoire, Les Scoliastes, roman) ; une génération d’annotateurs, spécialistes des marges et des bas de page, une génération de grammairiens, de savants hellénistiques, d’érudits alexandrins : de minuscules épigones de Callimaque et d’Apollonios de Rhodes. (P. 213) [N.d.R.: anche in questo caso, il grassetto rende il sottolineato presente nel testo della citazione]
Mais aussi, l’anaphore « une génération de » tient ensemble les multiples reformulations, dont on peut douter qu’elles désignent à chaque fois des classes d’individus vraiment distinctes : le glossateur ne procède-t-il pas par annotation, et les savants grecs, les érudits alexandrins n’étaient-ils pas un peu tous grammairiens ?
Voilà pour le paragraphe. Le camaïeu s’amplifie ultérieurement par distinctions graduelles, que confortent autant de changement de paragraphes, mais toujours sous l’égide de la même anaphore. Voici pour la double page :
§ 1 […] l’ironie d’une génération sans écrivains, à qui aurait été donnée la sensibilité sans le talent.
§ 2 Une génération de critiques […]
§ 3 Une génération de glossateurs […]
§ 4 Une génération de metteurs en scène […]
§ 5 Une génération de traducteurs […] (pp. 212-13)
Mais comment le principe du paradigme va-t-il pouvoir tenir ensemble tout un chapitre ? Comme dans la Recherche, par la trame descriptive qui le sous-tend, et qui permet au pantonyme (la maison), de décliner successivement (avec autant de majuscules qui signalent leur fonction de titres internes) ses différentes pièces : le Dortoir pp. 13 sgg., le Grand Salon p. 70, la Salle à manger p. 71, la Cuisine p. 69, et les alentours (le Parc et ses différentes zones). Le même ferment descriptif de la série parcourue pièce à pièce coud ensemble, à un niveau supérieur de composition, les différents chapitres du roman. La logique spatiale suit la même gradation, qui remonte de l’édifice privé au village, par l’alignement de ses différentes prises de vue, champ et contre-champ (p. 264) : une carte postale ouvre chacun des chapitres, avec sa didascalie (sauf III Le Château), de sorte que la série en finit par constituer un polyptique formant système, « qui se déchiffrerait en deux temps. Volets fermés, il présente le décor : les trois vues générales […] Quand on ouvre les volets, c’est le récit » (p. 267).
Cette logique spatiale du parangon développée par les cartes postales (l’Église, la Mairie, l’École par excellence) se double d’une seconde logique, temporelle, qui, en donnant à chaque chapitre toute sa profondeur « historique », nous ramène décidément à Proust : c’est la journée-type itérative[14], celle qui raconte d’une seule venue un nombre infini de promenades, résumant le parcours, le rite, l’habitude (à l’imparfait : « nous allions », « nous montions ») et ses variantes (« tantôt… tantôt », « parfois ») et sertissant çà et là le fait singulier (au passé simple : « un jour », « une fois »). Ce condensé itératif permet à Proust de raconter, en quelques dizaines de pages, plusieurs jours, semaines, mois, saisons, années de promenades rituelles : l’enfant de cinq ans arrive à Combray à Pâques, est adolescent en été et jeune homme en automne, cependant que la semaine s’est déroulée du mercredi ou jeudi avant Pâques jusqu’après le lundi de la Toussaint. Les lecteurs de la Recherche se sont tous régalés de ce miracle de synthèse et de concision narrative, qui superpose habilement et fait se correspondre plusieurs « portées » temporelles : circadienne, hebdomadaire, mensuelle, saisonnière, annuelle, et au-delà.
De la même manière, fort d’une pratique familière de la portée musicale, Satgé apprécie une semblable construction résomptive chez Wagner[15] et chez Proust, ce qui semble conforter doublement sa décision de l’appliquer :
pourquoi, comme Monet qui, en représentant la même cathédrale de l’aube au crépuscule, avait recréé ce qu’un seul tableau ne peut donner, la totalité d’une journée, ces instantanés de la modeste église Saint-Étienne n’auraient-ils pas pu raconter une enfance et une adolescence – à moins d’inventer une messe synthétique, une messe unique et multiple, enfermée dans l’espace, étendue dans la durée, traversant nos âges successifs, ça devient un vrai roman, un roman-fleuve, un roman historique, Missa solemnis, roman) […] ? (pp. 255-56)
Le procédé commande en effet l’entrée en matière du roman (bien avant l’épisode de la messe), lorsqu’il raconte les différentes façons de réveiller les enfants marmottes, que le père et la mère appliquaient selon leur tempérament respectif :
§ 1 Longtemps nous nous sommes levés de bonne heure.
§ 2 Toute l’année […] Mais dès les vacances […]
§ 3 La première tactique [du père, jupitérien et militaire] […]
§ 4 L’autre méthode [de la mère, délicate et enjouée] […]
§ 5 Mais les jours de départ en vacances, ou de chasse […] (pp. 13-15)
À un niveau plus général de construction, la suite même des chapitres se règle au métronome de la semaine : du lundi 16 juin au dimanche 22 juin 1986, se superposent les jours et nuits du retour de l’adulte à Servières, les années passées des « grandes vacances » et le temps de genèse du roman (qui essaie des titres tout au long des chapitres) :
D’un seul coup, Servières à demi vendangé figurait un grand livre ouvert, le chantier d’un manuscrit géant ; l’acte d’écrire devenait en retour plus accessible, et plus modeste : peut-être s’agissait-il moins d’inventer que de révéler les lignes invisibles, mais déjà tracées, comme sur une grille de mots croisés – de circuler le long des rangées imaginaires [de vignes] et de les récolter à mon tour (pp. 93-94)
C’est au niveau supérieur de construction en chapitres que se situe l’ambition de la « scène ». Certes, pour un professionnel du théâtre et de l’opéra, le mot « scène » s’enracine dans le récit par les nombreuses pages rapportant de grands spectacles mémorables. Mais en termes d’écriture, l’emploi du concept de « scène » révèle également, dans des passages clés de métarécit, une culture poétique héritée de la Nouvelle Critique, en particulier de Genette (qui n’est pas nommé) : dans Discours du récit, qui exploite justement le savoir-écrire de Proust pour en extraire une poétique du récit, Genette étudie les différentes relations qui s’établissent entre l’ordre du récit et l’ordre de l’histoire, à l’aune de leur durée respective. Est nommée « scène » une narration qui repose sur l’égalité temporelle entre l’histoire et le récit. Satgé, qui (comme on vient de le voir) sait par ailleurs économiser le temps de l’histoire en pratiquant le récit itératif et la convergence énumérative, réinterprète la notion de scène à un niveau supérieur de construction, en égalisant les trois grandes durées prises en compte par la poétique genettienne : celle de l’histoire (le voyage en voiture Paris/Servières), celle du récit (la remémoration qui inspirera l’écriture) et celle de la lecture du roman, cette « grille complexe des correspondances entre les minutes, les kilomètres (inscrits dans la marge, comme les numéros des motifs wagnériens dans l’édition bilingue de la Walkyrie) et les pages » (p. 223).
Une telle conscience et volonté formelle proche autant de Proust que des Nouveaux Romanciers, pour qui, comme pour Satgé, « l’originalité des thèmes compte moins que leur agencement et leurs combinaisons » (p. 88), se forge une poétique combinatoire, que j’ai comparée à celle des portées d’une partition d’orchestre. Cette poétique met en œuvre un ensemble de procédés convergents qui, pour empiler verticalement, ancrer dans un même Temps t0, les épisodes, les thèmes, les motifs, les images, conjuguent l’architecture hypotactique des phrases, le régime itératif de la narration, les coulisses excentrées de la parenthèse et la mise en paradigme par l’énumération. « Écrire après Proust » (un peu comme on « court après quelqu’un »), c’est, pour Satgé, montrer, à travers les diverses portées chargées de superposer et de faire se correspondre les diverses époques de sa vie, une façon d’insuffler dans la poétique romanesque la « sensation aigüe de la réversibilité du temps, ou plutôt de l’égalité de tous les instants » (p. 201).
- On lui doit un seul roman, mais plusieurs autres livres de critique littéraire et musicale. ↑
- A. Satgé, Tu n’écriras point, Paris, Seuil, 2003: les citations entre parenthèses seront toutes extraites de cette édition. ↑
- Vocabolario Treccani ad vocem “controcanto”: «disegno melodico secondario sovrapposto o sottoposto al disegno melodico principale» (cf https://www.treccani.it/vocabolario/controcanto/). ↑
- Satgé y trouve « la clé de son histoire – mais une clé qui (pour quelqu’un qui ne croirait plus à la magie de la madeleine, dont Proust a sans doute épuisé les vertus) » (A. Satgé, Tu n’écriras point, op. cit., p. 173). ↑
- Au fil du roman, l’auteur, qui retrace la genèse de son œuvre, propose un grand nombre de titres auxquels il a songé, dont celui-ci, numéro de la route qui conduit à Servières, lieu des vacances estivales. ↑
- Sans compter une interférence/fusion avec « M. de Charlus ». ↑
- A. Satgé, Tu n’écriras point, op. cit., p. 184. Certes, ce qui compte pour Satgé, derrière ou au-delà de l’écho éveillé par la phrase clin d’œil, c’est bien plus l’impact poétique que dégage le raccord entre Sodome (« Il faut absolument que j’épouse Albertine »), la fin de La Prisonnière (« Mlle Albertine m’a demandé ses malles » t. III, p. 915) et le début de Albertine disparue (« Mlle Albertine est partie » (t. IV) : « Le blanc le plus vertigineux du livre (l’inverse de celui que Proust admirait tant chez Flaubert, parce qu’il faisait l’ellipse de plusieurs années) : il figure le trajet que la nouvelle a parcouru, le temps qu’elle a mis pour se condenser dans la conscience du Narrateur, et se résumer en cette formule lapidaire, télégraphique, dramatisée par le point d’exclamation ». Où l’on voit bien le savoir métapoétique que l’auteur s’est forgé à la lecture de la Nouvelle Critique, et qui informe son savoir-faire de romancier. Les citations d’À la recherche du temps perdu sont tirées de l’édition classique de la « Pléiade » procurée sous la direction de J.-Y. Tadié (Paris, Gallimard, 1987-1989) : P attribue la citation à Proust, le chiffre romain indique le volume, le chiffre arabe, la page. ↑
- Roland Barthes est nommé à plusieurs reprises dans le roman ; Gérard Genette a publié en 1972 ce fameux Discours du récit (dans Figures III, Paris, Le Seuil, « Poétique ») basé, justement, sur À la recherche du temps perdu, et dont l’appareil théorique émerge allusivement chez Satgé. ↑
- Les lectures d’enfance accordent leur privilège à Jean qui grogne et Jean qui rit (1865), et aux Vacances (1858-1859) de la comtesse de Ségur. ↑
- M. Proust, Correspondance, éd. par Ph. Kolb, Paris, Plon, vol. V, p. 288. Mais si l’empan de longueur de la phrase proustienne oscille entre deux mots (« Il regarda ») et 859 mots (dans Sodome et Gomorrhe), celle de Satgé est régulièrement longue et tourne autour des 500 mots. Pour une rapide tour d’horizon de la phrase de Proust dans une perspective de textométrie, voir É. Brunet, « La phrase de Proust. Longueur et rythme », Travaux du cercle linguistique de Nice, Nice 1981, pp. 97-117. ↑
- On doit à Leo Spitzer une première esquisse des schémas de phrases proustiennes qui montre bien leur logique et leur équilibre (« Le style de Marcel Proust » [1928], Études de style, tr. fr. Paris, Gallimard, « Tel », 1971). ↑
- Pour une étude des parenthèses chez Satgé, voir mon article « La « portée » textuelle de la parenthèse dans Tu n’écriras point d’Alain Satgé », à paraitre dans L. T. Soliman et S. Saffi (éds.), La phrase en contexte : grammaire et textualité, Padova, Cleup, 2022. ↑
- Voir, pour la synesthésie chez Proust, M. Verna, Le Sens du plaisir. Des synesthésies proustiennes, Bern, Peter Lang, 2013. ↑
- Mise en lumière pour la première fois par J. P. Houston « Les structures temporelles dans À la recherche du temps perdu », in Recherche de Proust, Paris, Seuil, 1971, pp. 88-104 et développée dans ses moindres détails et curiosités dans Discours du récit de Gérard Genette (Figures III, Paris, Seuil, 1972). ↑
- « Restait à admirer la façon dont le compositeur, du printemps de La Walkyrie à l’automne du Crépuscule des Dieux (ou du matin au soir : L’Anneau raconte une vie en une journée, une journée de seize heures) » (p. 155). ↑
(fasc. 46, 30 dicembre 2022)